STATISTIQUE La statistique est une sorte d’algèbre. Ne la lit pas qui veut. Il ne suffit pas de bonne volonté. Elle suppose un tas de connaissances qu’elle ne contient point et dont il faut se munir d’avance. La statistique de la mortalité semblait prouver qu’on meurt plus en France que n’importe où et comme d’ailleurs il y a moins de naissances que n’importe où, cela nous donnait un tableau de notre pays assez sombre. Et l’on s’en prit aussitôt au défaut d’hygiène, aux taudis. Il apparaissait que la France n’était qu’un vaste quartier Mouffetard. Pourtant, il y a aussi quelques champs, quelques bois, quelques maisons ensoleillées. Alors quoi? Cela tenait à quelque cause, puisque les statistiques l’affirmaient et que les statistiques ont toujours raison. C’est M. Mirman qui découvrit la clef de l’énigmatique statistique. On meurt davantage en France parce que la France est un pays de vieillards, un pays au contraire où la vie se prolonge souvent à son extrême limite. Mais si longtemps que vive un homme, il finit bien par mourir. On ne meurt davantage en France que parce qu’on n’y élève pas assez d’enfants. C’est comme si la statistique constatait qu’on disparaît plus souvent à soixante-dix ans qu’à sept ans. Cela n’a rien à voir avec la maladie et cela prouve au contraire qu’on meurt en France beaucoup moins de maladie que de vieillesse. Même il paraît que les épidémies y font relativement moins de ravages que les accidents, les violences et les suicides. A moins qu’on ne considère comme une épidémie permanente la tuberculose, ce philoxéra de l’humanité. Est-il vrai qu’on l’a enrayé en Angleterre et par quels moyens? Est-ce qu’on ne confondrait pas avec la vaste Angleterre quelques rues vraiment trop empuanties de l’East End? Et est-ce que dans son ensemble Londres serait devenu moins malsain que Paris? Il faut tenir compte, même dans les statistiques, de la tendance de presque toutes les nations à se prétendre en meilleur point que les autres. Mais la pourriture est universelle. MYSTÈRES DE LA STATISTIQUE J’aurais cru à une plaisanterie, pas bonne et très usée, si je n’avais lu cela dans un journal qui passe pour très sérieux et qui, d’ailleurs, cite sa source, le _Bulletin municipal_, organe moins badin encore que lui-même, et si le dit bulletin n’offrait pour garantie la signature du docteur Jacques Bertillon. Mais c’est un fait qu’affirme ce savant homme que les cas de suicide sont beaucoup plus fréquents chez les fruitiers que chez les crémiers, chose d’autant plus extraordinaire que les deux professions sont généralement exercées par le même individu. Il y a là chez le marchand de fromage et de céleri un phénomène de dédoublement de la personnalité encore inexpliqué. Le mystère devient plus profond, si possible, quand des professions aussi éloignées que les musiciens et les ramoneurs sont rapprochées par la statistique dans le chapitre du suicide, lequel fait également beaucoup plus de ravages chez les scieurs de long que chez les menuisiers. Les scieurs de long sont au contraire sur la même page que les libraires et que les cochers. La statistique de M. Bertillon, dont je ne donne ici qu’une faible idée, s’occupe également des maladies et nous révèle que le diabète sévit en particulier sur les membres du clergé, et que les coiffeurs meurent plus jeunes que les libraires. Pourquoi? Tout est mystère dans la statistique. On m’avait apprit dans mon enfance qu’il y avait une herbe qui guérissait les coupures des charpentiers et était sans effet sur les serruriers et autres gens qui ne sont pas charpentiers. Cela ne m’étonnait pas, car j’étais encore dans l’âge de l’heureuse simplicité et d’ailleurs j’avais dans ma bonne une grande confiance.